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Interview d'Ayerdhal
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Interview d'Ayerdhal

ActuSF : Qu’est-ce qui est à l’origine de la loi sur la numérisation des œuvres indisponibles ? Qui l’imagine, qui la négocie ?
Ayerdhal : C’est un accord-cadre, tenu secret jusqu’au vote, entre le SNE, la SGDL, la BnF, le ministère de la Culture et de la Communication et le Commissariat général à l’investissement, en date du 1er février 2011 qui met en œuvre le projet à l’origine de la loi (http://www.actualitte.com/actualite/monde-edition/societe/exclusif-l-accord-cadre-sur-la-numerisation-des-oeuvres-indisponibles-32264.htm) promulguée le 1er mars 2012. Cet accord fait suite à plusieurs travaux préparatoires, dont une table ronde de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale le 25 novembre 2009 (http://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-cedu/09-10/c0910016.asp) et une session ordinaire du Sénat intitulée « L’avenir de la filière du livre numérique » le 2 juin 2010 (http://www.senat.fr/rap/r09-522/r09-5220.html). On notera, dans les deux cas, la présence et les interventions des mêmes locuteurs non parlementaires, dont celles de M. Philippe Colombet pour Google (Amazon et Apple aussi avaient été conviés, au moins au Sénat, mais n’ont envoyé aucun représentant).

 

ActuSF : Quels en sont les enjeux ?
Ayerdhal : Officiellement, tel que diffusé par voie de presse, il s’agit de numériser l’ensemble des œuvres littéraires du XXe siècle qui ne sont plus commercialisées, pour les mettre à disposition du public dans des conditions satisfaisant au Code de la Propriété Intellectuelle et, particulièrement, dans le respect du droit d’auteur. Soit un corpus, évalué entre 500 000 et 700 000 titres, auquel le public n’a plus accès, sinon dans les bibliothèques et sur le marché de l’occasion. L’intention avouée est aussi de couper l’herbe sous les pieds des géants de la diffusion numérique américains et, plus précisément, de Google qui, dès 2005 s’est mis à numériser près de 20 millions d’ouvrages sans se soucier des droits auxquels ceux-ci étaient soumis et qui, poursuivi en France par le SNE et la SGDL dès 2006, a été condamné en décembre 2009 et a immédiatement interjeté appel.
De manière plus pragmatique, sans que cela ne soit jamais mentionné par les rédacteurs et promoteurs de ce texte, ses enjeux sont purement économiques. Il s’agit en fait de contourner le droit d’auteur, en introduisant de nouvelles exceptions au Code de la Propriété Intellectuelle, pour permettre aux éditeurs de vendre ou de percevoir des bénéfices sur la vente sous format numérique d’ouvrages dont ils ne devraient plus avoir les droits d’exploitation, puisque en défaut de commercialisation, sans réellement négocier l’usage de ces droits avec les auteurs et les ayants droit.

ActuSF : Qui va numériser et commercialiser les œuvres dites indisponibles ?
Ayerdhal : La loi envisage plusieurs cas qui, tous, découlent d’une inscription dans la base de données des ouvrages indisponibles effectuée par la BnF, de la réactivité des auteurs et des éditeurs à cette inscription (ils disposent de six mois pour s’y opposer) et de la société de perception et de répartition des droits (SPRD) qui jouit seule du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous forme numérique des ouvrages indexés comme indisponibles par la BnF. Étrangement, le législateur a choisi de confier la gestion de cette SPRD à une représentation paritaire des auteurs et des éditeurs, alors que seuls les auteurs possèdent les droits d’exploitation numérique de leurs œuvres, puisque les contrats d’édition signés avant le 1er janvier 2001 ne comportent qu’exceptionnellement une clause mentionnant cette exploitation numérique et que, comme je l’ai déjà dit, par définition, les éditeurs ne devraient plus pouvoir exercer le moindre droit sur les œuvres dites indisponibles.
En cas d’opposition de l’éditeur disposant du droit de reproduction de ce livre sous une forme imprimée, celui-ci dispose de deux ans pour exploiter numériquement l’ouvrage à titre exclusif pour une durée de dix ans tacitement renouvelable.
En cas de notification par l'éditeur de sa décision d'exploiter le livre indisponible concerné, l’éditeur dispose de trois ans suivant cette notification pour réaliser cette exploitation.
Dans les autres cas, ou en cas de défaut de l’éditeur, la SPRD confie l’autorisation de l’exploitation numérique de l’ouvrage à qui bon lui semble.
En outre, sauf refus motivé, la SPRD autorise gratuitement les bibliothèques accessibles au public à reproduire et à diffuser sous forme numérique à leurs abonnés les livres indisponibles conservés dans leurs fonds dont aucun titulaire du droit de reproduction sous une forme imprimée n'a pu être trouvé dans un délai de dix ans à compter de la première autorisation d'exploitation.
À noter que la loi n’envisage pas la publication numérique par l’auteur lui-même.

ActuSF : Quelle est la place de l’auteur et de l’éditeur dans le dispositif ?
Ayerdhal : Comme déclaré avec une ironie lapidaire par Antoine Gallimard, l’auteur dispose du droit de retrait. Comme de nombreux juristes spécialisés et nous-mêmes, auteurs du collectif Le droit du serf, lisons la loi, l’éditeur dispose de tous les autres. La parité auteurs/éditeurs au sein de la gestion de la SPRD est une parodie d’équité qui sanctionne de fait la captation du droit de reproduction numérique par les éditeurs sous l’égide du SNE.

ActuSF : Sans revenir sur le texte de la pétition lancée par le Droit du serf, quels sont les principaux points qui ont provoqué la colère des auteurs ?
Ayerdhal : Comme le précise Franck Macrez (http://franck.macrez.net/2012/04/03/lexploitation-numerique-des-livres-indisponibles-que-reste-t-il-du-droit-dauteur-recueil-dalloz/) la loi instaure une confusion entre propriété incorporelle (œuvre de l'esprit) et propriété corporelle (exploitation commerciale) au détriment de l'auteur , au bénéfice de l'exploitant. Or il ne peut s'agir de numériser des livres, donc un support d'exploitation, mais seulement de "faciliter" l'exploitation d'une œuvre de l'esprit sous un nouveau format : le numérique.
Elle permet le contournement de l'obligation d'exploitation permanente et suivie de l'éditeur entraînant la résiliation de plein droit de la cession d'exploitation. Le seul fait qu'un ouvrage soit classé "indisponible" devrait induire la restitution automatique des droits patrimoniaux à l'auteur, excluant de fait l'éditeur du mécanisme de gestion collective.
Elle se substitue au contrat d'édition, permettant à l'éditeur d'échapper à la négociation de cession des droits d'exploitation numérique.
En ce qui concerne l’entrée et la sortie de la gestion collective, l'auteur dispose de 6 mois pour s'opposer à la numérisation forcée (incompatible avec l'article 5.2 de la convention de Berne qui précise que la jouissance et l'exercice des droits ne sont subordonnés à aucune formalité).
L'éditeur est présumé titulaire des droits patrimoniaux. Si ce n'est pas le cas, l'auteur doit en apporter la preuve.
Pour sortir de la gestion collective, la demande doit être effectuée conjointement par l'auteur et l'éditeur, alors que ce dernier ne dispose pas des droits numériques. Pour le faire seul, l'auteur doit prouver soit que la publication numérique porte atteinte à son honneur et à sa réputation, soit que l'éditeur ne possède pas les droits de reproduction, soit qu'il est seul titulaire des droits numériques. La charge de la preuve pèse donc sur l'auteur, bien que la qualité d'auteur appartienne à celui sous le nom de qui l'œuvre est divulguée.
L’arrivée massive sur le marché d’ouvrages du XXe siècle sous format numérique risque de noyer la production des éditeurs indépendants qui ne disposent pas des catalogues pharaoniques des groupes éditoriaux, ainsi que celle des auteurs aujourd’hui actifs, et, à l’image des libraires étouffés par l’offre des plateformes numériques, d’amplifier leurs difficultés économiques.
La loi ne concerne que les ouvrages ayant connu une exploitation commerciale, excluant ainsi nombre de publications scientifiques, documents, essais et œuvres de poésie, constituant un patrimoine souvent immédiatement indisponible.
Par ailleurs, alors que le prétexte à cette loi était de protéger les auteurs contre le principe de l’opt-out – option de retrait, par opposition à l’opt-in : option d’adhésion – initié par Google en 2005, le récent accord Google/SNE démontre qu’il n’en était rien. Il suffit aujourd’hui, comme l’explique Lionel Maurel (http://owni.fr/2012/06/13/la-part-dombre-de-google-livres/) que Google et les éditeurs s’accordent sur un délai pour que la SPRD n’exploite pas les œuvres (celles-ci sont indisponibles au sens de la loi et peuvent être inscrites dans la base, déclenchant l’opt-out) pour faire jouer une sorte de « blanchiment des contrats d’édition », qui garantit aux éditeurs de conserver les droits, même sur les œuvres pour lesquelles cela aurait pu être douteux, et qui permet à Google de réaliser en France ce qu’il ne peut plus faire aux États-Unis, en demandant in fine une licence d’exploitation à la société de gestion collective.
 
ActuSF : Pourquoi cet accord-cadre à l’origine de la loi a-t-il été tenu secret ?
Ayerdhal : À l’évidence pour que nous ne puissions en contester la légitimité, ni nous immiscer dans la rédaction de la loi, ni en expliquer les dangers aux parlementaires mal informés, ni alerter les auteurs ou ayants droit concernés, ni nous prémunir contre ses conséquences, ni anticiper la teneur d’autres accords, comme ceux entre le SNE et la SGDL (voire le CPE) à propos des droits numériques ou ceux entre Google et le SNE et ceux entre Google et la SGDL… bien que tous se réfugient derrière des hasards de calendrier et l’ignorance des accords que les uns et les autres contractaient.

ActuSF : Une délégation du Droit du serf a été reçue par les services de la culture. Qu’en est-il ressorti ? Y avait-il moyen de faire changer la loi ?
Ayerdhal : Nous avons été reçus le 2 mai 2012 par le service du livre et de la lecture, pour une rencontre qui a duré trois heures, et nous avons été écoutés avec attention sur les différents points ci-dessus évoqués. Il est toutefois ressorti que, si le ministère considère que la loi est modulable par l’intermédiaire des décrets d’application, elle ne peut être remise en cause… ce que nous continuons pourtant à faire en réclamant son abrogation. Nous nous sommes aussi heurtés à une rengaine édifiante : le ministère n’a pas à se mêler de sujets qui doivent être débattus entre auteurs et éditeurs, même s’il a conscience que les auteurs ne sont pas précisément en position de négocier d’égal à égal. Nous avons aussi convenu de prolonger rapidement cet échange par d’autres discussions, mais le service du livre et de la lecture ne nous a jamais recontactés, si ce n’est le 15 juin pour m’informer par l’intermédiaire de son directeur que l’usage du terme « valets » dans mon pamphlet Conte de méfaits : Blanche Neige et les sept nains disponibles, publié le 11 juin, avait heurté ses collaborateurs et lui-même, dont je ne mets pourtant pas en cause la probité.

ActuSF : Finalement surprise, hier Antoine Gallimard a annoncé un accord avec Google. Quel est l’essence de cet accord ?
Ayerdhal : Apparemment, mettant un terme au procès qui les opposait, Google et le SNE se sont entendus pour que les éditeurs (du SNE uniquement) puissent commercialiser leurs ouvrages via Google, la majorité des revenus étant reversée à l’éditeur, étant entendu que des exclusivités seront consenties par les éditeurs français afin que les fichiers ne soient pas distribués par les concurrents les plus menaçants pour Google : Apple et Amazon. En complément, Google s’engage à financer l’opération du SNE Les petits champions de la lecture dont le but est de promouvoir la lecture à haute voix chez les enfants. Évidemment, la teneur de cet accord-cadre n’est accessible qu’aux éditeurs adhérents du SNE et le montant des sommes est confidentiel.
Parallèlement, Google et la SGDL ont aussi mis fin à leur contentieux en signant un accord prévoyant notamment le soutien financier de Google au développement du fichier SGDL des auteurs de l'écrit et de leurs ayants droit.

ActuSF : Si les éditeurs peuvent intervenir avant la numérisation, l’auteur ne semble pas présent dans les discussions. Ai-je mal lu ? Est-ce normal ?
Ayerdhal : Depuis longtemps, la question est toujours la même : qui, à part l’auteur, se soucie de l’auteur ? Je vous renvoie ici : /detail-d-un-article/conte-de-mefaits-blanche-neige-et.html

ActuSF : Est-ce que cet accord n’invalide pas la loi votée par les parlementaires ? Concrètement, est-il compatible ? Le SNE et la SGDL pouvaient-ils continuer à négocier avec Google alors que cette loi visait justement à contrer l’attaque de ce groupe ? (qui s’est foutu de la gueule de qui dans cette histoire ?).
Ayerdhal : Je pense, du moins j’espère, qu’il faut dissocier l’accord Google/SNE de l’accord Google/SGDL et que, faute d’anticipation et d’analyse, la SGDL se retrouve dindon de cette farce nauséabonde. Elle devra néanmoins des comptes aux auteurs et, a minima, s’expliquer sur ses concessions et ses revirements, sur l’abandon des poursuites contre Google, sur le sceau du secret qu’elle a maintenu dans ces différentes tractations même auprès de ses membres, sur la sourde oreille qu’elle a opposée à ceux qui l’ont alertée (parfois en hurlant comme c’est le cas du Droit du serf), sur son cavalier seul et sur les relations consanguines qui existent entre sa participation à l’accord-cadre ayant initié la loi sur les indisponibles, sa gestion de la Sofia (seule société paritaire pressentie pour être la SPRD en charge des œuvres numérisées dans le cadre de la loi) et son accord avec Google pour développer son fichier des auteurs.
C’est hélas beaucoup plus clair et beaucoup plus inquiétant en ce qui concerne l’accord Google/SNE. Si, hypothétiquement, les deux dispositifs peuvent être complémentaires et si les éditeurs peuvent choisir entre l’accord Google et la gestion collective, voire travailler avec les deux modèles, il leur est tout aussi possible d’opter massivement pour le dispositif Google, invalidant la gestion collective envisagée par la loi par épuisement du nombre d’œuvres indisponibles. Mais il y a pire, comme je l’ai expliqué plus haut en citant le « blanchiment des contrats d’édition » évoqué par Lionel Maurel (Calimaq).
Dans tous les cas, le Code de la Propriété Intellectuelle aura été définitivement aliéné par cette loi et les auteurs auront énormément perdu.

ActuSF : Pourquoi encore une fois s’agit-il d’un accord secret ?
Ayerdhal : Pour les mêmes raisons qui ont présidé à maintenir secret l’accord-cadre sur les indisponibles… augmentées probablement du besoin de tenir éloignés le ministère de la culture et les parlementaires de tractations capitalistiques sans rapport avec l’intérêt général.

ActuSF : Parlons simplement d’Antoine Gallimard, président du groupe du même nom, président du SNE, membre du CA de la BnF... Il semble présent à tous les échelons de ce dossier. Quel est son rôle dans cette affaire ? Quel est son intérêt ?
Ayerdhal : Maître d’œuvre, chef d’orchestre, marionnettiste ? Il est difficile aujourd’hui d’envisager Antoine Gallimard autrement que comme un stratège qui place depuis longtemps ses pièces sur un échiquier dont il change la topographie et les règles au fil de ses besoins. Son intérêt ? Ni plus ni moins que celui de tout capitaine d’industrie : le profit.

ActuSF : Le droit du serf est en ébullition. Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui gène les auteurs, illustrateurs etc.
Ayerdhal : Trois fois rien. Pendant que la plupart des éditeurs nous proposent des avenants aux contrats d’édition d’une parfaite indécence (à ce point, on peut parler d’obole) pour les droits de publication numérique de nos ouvrages, une loi – prétendant sauver le patrimoine littéraire français et nos droits d’auteur de la voracité de Google – nous donne en pâture aux éditeurs, en continuant à vider le Code de la Propriété Intellectuelle de son sens pour substituer au droit d’auteur un droit d’éditeur et de diffuseur… puis les éditeurs s’empressent de signer avec Google un accord d’où découlera une augmentation de leurs bénéfices au détriment de la rémunération de notre travail qu’ils refusent de considérer comme un travail. Si l’on ajoute que ces mêmes éditeurs s’entendent pour commercialiser les livres numériques à des prix tellement élevés que, mécaniquement, cela incitera au piratage massif de nos œuvres, et que le ministère de la culture ne semble pas prendre la mesure de notre paupérisation mais s’engage à voler au secours des éditeurs, des diffuseurs, des libraires et des bibliothèques (cherchez le mot manquant), nous sommes – nous dont on ne prononce pas le nom – devenus les Intouchables, au sens indien du terme, du monde merveilleux du livre.

ActuSF : Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Quelle est la suite des évènements ?
Ayerdhal : Puisque personne ne semble avoir conscience qu’il n’y pas de livre ni de culture littéraire sans auteurs, nous allons le rappeler, et le rappeler encore. Les différentes élections ayant interrompu les relations avec le ministère, nous espérons pouvoir les reprendre ou, au moins, prendre contact avec madame Filippetti pour obtenir la tenue d’états généraux entre les différents acteurs de la culture littéraire au sein desquels les auteurs seraient davantage représentés et, surtout, pris en compte.
D’ici là, toujours nous demandons l’abrogation de cette loi inique.

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